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L’explosion éventra la façade de la Librairie Khan, qui se transforma en un enfer orangé, projetant des éclats de verre et des flammes dans Kensington Church Street. Carrie hurla tandis que le souffle chaud de la déflagration l’atteignait. Une voiture qui passait devant la librairie fit un tonneau et emboutit la vitrine d’un restaurant de l’autre côté de la rue. Les passants, pris de panique, se mirent à courir. Plusieurs personnes étaient en sang, deux corps recouverts de haillons ensanglantés étaient étendus sur le trottoir.
Les débris se mirent à pleuvoir – morceaux de briques arrachés, bouts de verre. Une fumée noire assombrit la rue. Carrie se traîna de l’autre côté du bâtiment qui faisait l’angle de la rue, se retrouva à l’abri devant une boutique de vêtements dont les mannequins étaient indistincts derrière la vitrine craquelée.
Evan.
Elle se releva péniblement, courut vers la librairie, s’arrêta au milieu de la rue. La chaleur dégagée par le brasier la frappa au visage. Des pages en feu tourbillonnaient tels des flocons de neige flamboyante. L’une d’entre elles vint se poser sur ses cheveux ; elle se tapa sur la tête pour l’éteindre, se brûla la main.
« Evan ! hurla-t-elle. Evan !
Elle ne reçut pour toute réponse qu’un effroyable rugissement tandis que des milliers de livres et la structure même du bâtiment partaient en flammes.
Mort. Il était mort. Elle entendit le hurlement croissant des sirènes de police, se mit à courir en direction de la voiture. Les portières n’étaient pas verrouillées, la clé était sur le contact. Elle plongea dans le véhicule et démarra.
Tremblante, elle roula au hasard, tournant parfois à droite parfois à gauche, tentant d’éviter les bouchons, puis elle s’arrêta à proximité de Holland Park. Elle parvint à contrôler ses tremblements et appela Bedford. Lorsqu’il répondit, elle s’identifia puis s’aperçut qu’elle était incapable de parler.
« Carrie ? dit-il.
— La librairie de Khan. Il y a eu une explosion. Oh, merde. »
Evan, mort. Non, c’était impossible.
« Calme-toi, Carrie ! ordonna-t-il d’une voix dure. Calme-toi. Raconte-moi exactement ce qui s’est passé. »
Elle détestait le ton hystérique de sa propre voix mais elle ne parvenait plus à se maîtriser. La mort de ses parents, une année passée à mentir en permanence, à craindre constamment que Jargo ne la démasque, puis la rencontre avec Evan, et maintenant… Elle se recroquevilla sur elle-même.
« Carrie ! Fais-moi ton rapport ! Maintenant !
— Evan… est entré dans la librairie de Khan. Pettigrew l’a suivi une minute après, mais il m’a fait signe que tout allait bien. Puis, environ trente secondes plus tard, une déflagration. La boutique a été pulvérisée. C’était une bombe, ajouta-t-elle d’un ton plus posé. J’ai besoin de renforts. Nous devons retrouver Evan. Il est peut-être encore à l’intérieur, blessé, mais tout flambe… »
Elle se tut. Il est mort. Il est mort.
« Est-ce que tu as vu Evan ou Pettigrew ressortir ?
— Non.
— Il y avait d’autres issues ?
— Je ne sais pas… pas de mon côté de la rue.
— OK, dit Bedford. Considère que tu es sous surveillance. De toute évidence, les Deeps ont pris Khan pour cible.
— Trouvez-moi des renforts. Le MI5 ou la CIA. Maintenant. J’ai besoin d’eux.
— Carrie. Je ne peux pas. Nous ne pouvons pas révéler que nous sommes dans le coup. Pas après un attentat à Londres.
— Evan…
— Je peux être à Londres dans quelques heures. Je veux que tu te fasses discrète. C’est un ordre.
— Evan est mort, Pettigrew est mort, mais ce n’est pas plus grave que ça, hein ? Vous le laissez s’impliquer, vous vouliez qu’il s’implique parce que ça vous facilitait la tâche !
— Carrie. Reprends-toi. La seule chose que je veux pour le moment, c’est que tu sois en sécurité, à l’abri. Reste à l’écart. Trouve un endroit où te cacher, une bibliothèque, un café, un hôtel. Tu n’es autorisée à parler à personne, pas même au supérieur de Pettigrew, tant que je ne t’aurai pas débriefée. C’est un ordre. Je te rappelle dès que je suis en Angleterre.
— Compris, dit-elle, mais ce mot avait le goût du sang.
— Je suis désolé. Je sais que tu étais attachée à Evan. »
Elle n’avait rien à répondre. Elle n’était pas censée perdre un nouvel être cher. Il ne pouvait être mort.
« Au revoir », dit-elle.
Elle raccrocha, contint le tremblement qui menaçait de s’emparer de nouveau de ses mains.
Elle ne se cacherait pas dans un hôtel. Pas encore.
Elle descendit de la BMW. Les rues étaient pleines de voitures et de piétons qui fuyaient la zone de l’explosion. Elle entra dans une boutique de fournitures de bureau près du Queen Elizabeth Collège et demanda à consulter leur annuaire. Elle trouva l’adresse de Thomas Khan.
« Où ça se trouve, s’il vous plaît ? demanda-t-elle au vendeur en désignant l’adresse.
— Shepherd’s Bush. Pas loin du tout, à l’ouest de Holland Park. » Le vendeur lui jeta un regard amical et inquiet. La nouvelle de l’explosion de Kensington Church Street faisait déjà les gros titres à la télévision et à la radio. On soupçonnait une attaque terroriste, et Carrie était couverte de suie et visiblement secouée. « Avez-vous besoin d’aide, mademoiselle ?
— Non, merci. »
Elle nota l’adresse de Khan. Elle pouvait entrer chez lui par effraction et découvrir s’il avait le moindre lien avec Jargo ou la CIA. Elle avait besoin d’action. Evan était mort. Elle ne pouvait pas rester là à attendre.
« Vous êtes sûre que vous allez bien ? » insista le vendeur tandis que Carrie franchissait la porte en courant.
Non, pensa Carrie, Je n’irai plus jamais bien.
Mais attends. Elle s’arrêta, chancelante, sur le trottoir tandis que le bourdonnement des sirènes emplissait l’air. Dès que la police aurait identifié que le site de l’attentat était la Librairie Khan, les flics et le MI5 débouleraient chez Thomas Khan. Si le moindre indice trahissait ses liens avec la CIA – si elle était découverte là-bas puis interrogée par les autorités britanniques –, l’Agence se retrouverait confrontée à un véritable désastre médiatique. Elle ne pouvait pas aller chez Khan. Elle n’aurait pas assez de temps pour tout fouiller avant l’arrivée de la police.
Pas assez de temps. Pas sans Evan. Elle le revit ce jour où ils avaient discuté pour la première fois, où il lui avait offert un café : Mais tu as payé ton ticket, avait-il plaisanté. Il lui avait dit qu’il l’aimait en premier, mais elle se savait déjà amoureuse des semaines avant qu’il ne se déclare.
Carrie s’appuya contre une voiture. Un voile de fumée s’élevait du côté de Kensington Church Street. Elle n’avait nulle part où aller à Londres, personne en qui elle pouvait avoir confiance.
Evan. Elle n’aurait jamais dû le laisser seul. Elle aurait dû rester à proximité. Ses joues ruisselantes de larmes la brûlaient. Je suis désolée, désolée d’avoir fait ça, désolée d’avoir tout perdu, Evan, qu’ai-je fait ?
Carrie prit une décision. Décamper et se planquer. Attendre le coup de fil de Bedford. Elle effaça les empreintes digitales de la voiture de Pettigrew, par pure habitude, et s’éloigna.
Elle ne vit pas les trois hommes qui la suivaient sur le trottoir d’en face, trente mètres en retrait, mais qui se rapprochaient.